L’injustice liée au savoir (2ème partie)

S’envoler, contre vents et marées, dessin de François Jomini, 1988. © ATD CIJW Baillet en France – AR0201503020

L’article que le numéro de septembre d’Informations ATD Quart Monde a consacré à l’injustice liée au savoir met l’accent sur les cinq formes que cette injustice prend. Menée de 2019 à 2022 en Croisement des savoirs par des philosophes, des volontaires permanent·e·s, des allié·e·s d’ATD Quart Monde et des personnes en situation de pauvreté, la recherche intitulée «Penser ensemble l’être social avec Joseph Wresinski» a permis d’en identifier et d’en expliquer les causes et les effets. Ces causes et effets étant nombreux et complexes, nous n’en présentons ici que quelques points saillants.1

Les effets de l’injustice liée au savoir

L’un des aspects qui définit l’être humain est la capacité de penser. Lorsque cette capacité est niée ou non reconnue, que les personnes en situation de pauvreté sont constamment considérées comme dépourvues de connaissances, moins intelligentes, inférieures, elles sont privées de leur humanité. Cela les conduit à être vues comme étant seulement dans la survie, à perdre leur identité et à la non-reconnaissance de leur position dans la société – et cette déconsidération conditionne la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes.

L’expérience de l’injustice liée au savoir se manifeste dans différentes émotions – comme en particulier la honte, mais aussi la peur, le sentiment d’humiliation ou d’infériorité et la colère. La personne peut se sentir impuissante et déçue de ne pas parvenir à se faire entendre ou comprendre. Elle peut même penser que c’est sa faute si elle n’est pas entendue, ce qui augmentera encore son sentiment d’impuissance.

Les émotions que cette injustice produit ne sont pas toutes paralysantes ou destructrices. Elles peuvent aussi être la source d’un savoir et d’une capacité d’agir: révéler que quelque chose ne va pas dans la situation où l’on est et que cela est injuste. On peut alors éprouver une colère qui renseigne sur la dimension moralement intolérable de la situation. Et cette colère peut nourrir le désir profond de transformer cette situation afin de retrouver sa dignité de sujet pensant.

L’injustice liée au savoir a aussi des effets sur les dominants. Elle produit de l’ignorance chez les personnes qui la commettent. Parce qu’elles ne prennent pas en compte les savoirs des membres de certains groupes, elles se mettent dans l’incapacité d’acquérir une meilleure connaissance du monde social. Le savoir qu’elles possèdent est donc partiel – et elles ignorent ainsi leur ignorance, ce qui la rend particulièrement solide et difficile à combattre. Elle nourrit alors ce qu’on appelle des «vices épistémiques2», c’est-à-dire des attitudes et des manières d’être qui font obstacle à l’acquisition, à la production et à la diffusion du savoir.

Ces vices sont au nombre de cinq:

  • l’arrogance en matière de savoir qui consiste à penser qu’on sait tout et qu’on a toujours raison;
  • la paresse en matière de savoir qui désigne une absence de curiosité pour certains aspects de la vie sociale;
  • la fermeture d’esprit qui consiste à se protéger de réalités dont la connaissance menacerait son équilibre et le maintien de sa position sociale;
  • l’assurance de réussite que peuvent manifester des personnes dont les projets n’ont pas été brutalement ou de façon répétée mis à bas par les épreuves de la vie – cette assurance peut se doubler d’une forme de mépris à l’égard des personnes qui n’ont pas eu cette chance, d’une difficulté à s’accommoder de leur insécurité et d’une incapacité à prendre en compte leur savoir;
  • l’égoïsme épistémique qui correspond au refus de partager son savoir, au désir de maintenir l’autre dans l’ignorance pour garder une position dominante.3

Les causes de l’injustice liée au savoir

Les vices épistémiques nourrissent de nombreux stéréotypes. Or les stéréotypes peuvent associer un groupe avec des caractéristiques fortement valorisées, ou au contraire avec des caractéristiques jugées négatives. Dans le cas de la pauvreté, ces stéréotypes sont largement négatifs: la pauvreté est souvent associée à une intelligence et à des capacités moindres, ou encore à la paresse ou l’irresponsabilité. On entend parfois que les bénéficiaires de l’aide sociale sont des «parasites», des gens qui ne feraient rien d’autre que de profiter de la richesse produite par la communauté, au détriment de celle-ci. On entend aussi que celles et ceux qui veulent travailler «n’ont qu’à traverser la rue», ce qui invite à penser que de ne pas avoir de travail est le résultat d’un choix délibéré ou d’une absence de motivation. D’autres discours associent la réussite sociale à l’intelligence, au sens de l’effort, à l’esprit d’initiative, et transmettent ainsi l’idée qu’on ne peut pas être pauvre si on est intelligent·e, entreprenant·e, motivé·e.

Ces discours ont deux effets. D’abord, ils naturalisent la pauvreté: au lieu d’être perçue comme une situation créée par l’organisation de la société et dérivant de choix sociaux et politiques, la pauvreté apparaît comme l’effet de traits qui seraient naturellement ceux des pauvres: «s’ils et elles sont dans cette situation, c’est qu’ils et elles l’ont méritée, n’ont rien fait pour s’en sortir, ou alors qu’ils et elles n’ont tout simplement pas les capacités pour s’en sortir». Ces discours transfèrent la responsabilité de la pauvreté de la société aux personnes qui vivent dans la pauvreté. Ensuite, ces discours ont pour effet de moraliser la pauvreté: elle résulterait d’un défaut d’ordre moral, d’un vice. Ce faisant, ils disqualifient moralement les personnes qui vivent dans la pauvreté, qui sont présentées comme mauvaises, paresseuses, irresponsables et qui se trouvent alors enfermées dans une image profondément dévalorisante.

Cette image circule dans la société sans que ses membres en aient toujours conscience. La plupart des membres de la société souscrivent à un discours égalitaire, selon lequel nous sommes toutes et tous égaux. Cela ne signifie cependant pas que cette image négative de personne en situation de pauvreté ne soit pas présente ou agissante. La puissance des stéréotypes vient aussi du fait qu’ils ne sont pas toujours perçus par celles et ceux qui y adhèrent: en ne voyant pas le stéréotype auquel j’adhère, je n’éprouve pas le besoin de le remettre en question et je continue d’agir sous son influence.

Une dernière partie de cette recherche propose des pistes pour lutter contre ces stéréotypes – expérimentées par des mouvements d’émancipation, dont ATD Quart Monde. Il est en fait possible de déconstruire les stéréotypes et de prendre conscience des vices épistémiques, en permettant en particulier aux personnes en situation de pauvreté de construire collectivement une connaissance, et aux autres personnes de vivre des «frictions épistémiques» permettant de déconstruire collectivement leurs compréhensions, pour reconstruire une compréhension commune.

  1. Cette recherche fait désormais l’objet d’un livre: Pour une nouvelle philosophie sociale. Transformer la société à partir des plus pauvres, coordonné par François Jomini, David Jousset, Fred Poch et Bruno Tardieu, publié en novembre 2023 aux éditions Le Bord de l’eau et disponible via notre boutique en ligne.
  2. Épistémique: lié au savoir.
  3. Le trois premiers ont été identifiés par José Medina dans The Epistemology of Resistance, Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice and Resistant Imaginations, New York, Oxford University Press, 2013 (non traduit). Les deux autres sont le fruit de ce Croisement des savoirs entre philosophes, volontaires permanent·e·s, allié·e·s d’ATD Quart Monde et personnes en situation de pauvreté.

Texte adapté par Perry Proellochs, rédacteur ATD Quart Monde