Le croisement des savoirs entre tous est-il possible ?

Croisement des savoirs dans le cadre du projet « Pauvreté – Identité – Société », Treyvaux, le 22 novembre 2021.

Un projet mené par ATD Quart Monde Suisse, initialement paru dans le magazine Itinéraires Nº120

« Quand on n’est pas haut placé, quand on ne trouve pas les mots, on a l’impression qu’ils nous prennent pour des moins que rien. On s’isole, on se sent mal à l’aise… On est dans la démocratie directe, on a le droit de s’exprimer avec respect, de savoir trouver ses mots.»

Ces paroles, je les ai entendues d’une femme, participante de l’Université populaire Quart Monde au Centre national à Treyvaux. Ces rencontres ont lieu en Suisse et dans de nombreux lieux d’Europe. Initiées en 1972 par le père Joseph Wresinski1, elles rassemblent des personnes en situation de pauvreté.

Les participants se préparent d’abord dans un groupe local où sont abordés des sujets comme la santé, l’école, la justice, la vie citoyenne ou encore le vivre ensemble. Apprentissage mutuel, chacun peut s’entraîner à exprimer une opinion devant d’autres, à élargir son point de vue. Avec une méthodologie appropriée, dans un climat de confiance et respectant la confidentialité, les participants osent prendre la parole et développer une pensée à partir de leur expérience de vie.

« On ne m’a jamais demandé mon avis. Avec vous je découvre que j’ai quelque chose à dire.»

Ensuite, lors des rencontres de Treyvaux, ils entrent en dialogue avec un invité qui peut être un élu ou un professionnel compétent sur le sujet abordé. Combien de fois ai-je vu ces invités (et moi-même) impressionnés par la richesse de connaissances qui remontait de l’expérience de vie de ces personnes, connaissances occultées par la société qui porte sur eux un regard « d’en haut»! Dans le concret de la vie, le poids de la dépendance institutionnelle met souvent la personne seule face à un réseau de praticiens où elle ne peut que dire oui, répéter ce que le professionnel veut lui faire dire, suivre la flèche et le parcours tracé pour elle.

« Si on dit amen à tout, on est considéré comme trop laxiste, trop faible, et si on commence à élever la voix et qu’on dit: je veux ça, on est considéré comme impulsif ou agressif.»

Historique d’un projet de recherche

En Suisse, le Mouvement ATD Quart Monde (Agir Tous pour la Dignité) est présent depuis 55 ans. Son siège national est au cœur des collines proches de Fribourg, dans le village de Treyvaux. Dès le début il a cheminé avec des familles touchées de près par les mesures de coercition à des fins d’assistance. Elles témoignent dans le livre Des Suisses sans nom paru en 1984 qui dévoila comme une bombe l’existence de la pauvreté en Suisse. À l’époque ce livre n’a eu malheureusement que peu d’échos. Et c’est trois décennies plus tard que l’État s’est réveillé grâce à des adultes qui ont osé prendre la parole pour dire les maltraitances vécues dans leur enfance, placés chez des paysans ou dans des orphelinats séparés de leurs frères et sœurs, ou encore enfermés dans des hôpitaux psychiatriques. Ils se sont regroupés en associations et certains ont écrit des livres.2

À Treyvaux, un groupe de « militants Quart Monde» s’est mis en route suite aux excuses du Conseil fédéral de 2013. J’ai eu la chance de le coanimer durant trois ans. L’objectif était d’échanger et de se donner du courage pour accéder aux dossiers, démarche ô combien difficile, quand ces personnes découvraient des pans de leur enfance relatés sans eux, avec de forts jugements négatifs !

C’est de ce groupe qu’est venue la volonté d’arrêter la chaîne intergénérationnelle de la stigmatisation et des placements.

« Le placement de génération en génération se poursuit. On n’arrive pas à sortir de ce système. C’est un train en marche et c’est comme s’il n’avait plus de freins.»3

Déroulement de la recherche sur trois ans

Le projet Pauvreté-Identité-Société s’est alors mis en place de 2019 à 2021, soutenu par l’Office fédéral de la justice, pour explorer et analyser de manière fouillée les rapports entre la société, les institutions et les personnes en situation de pauvreté. De manière originale et pionnière, il s’agissait de décloisonner ceux qui sont formés pour « aider » et ceux qui reçoivent l’aide, ou encore ceux qui ont un savoir (scientifique) et ceux qui prétendument n’en ont pas. Un atelier de « Croisement des Savoirs et des Pratiques4 » a voulu faire dialoguer le savoir d’expérience de la pauvreté, le savoir académique (droit, sociologie, histoire, économie), et le savoir lié à des pratiques professionnelles (protection de l’enfance et de l’adulte, services sociaux, psychologie, santé). Les 40 participants venant de Suisse romande et de Suisse alémanique, ont travaillé à égalité à chacune des étapes du projet: définir la thématique et la question de recherche, produire et analyser les données, coécrire les résultats. Son but était, dans un changement total de perspective, d’élaborer un savoir collectif pour mieux comprendre le système, et contribuer à des changements de fond pour que les injustices et les violences institutionnelles ne se répètent plus de génération en génération.

Conditions préalables et méthodologie

Les participants étaient tous volontaires pour un travail à faire en vue d’un changement pour l’avenir.

« Même si ce projet fait partie de mon activité professionnelle, je m’y sens engagée personnellement, je suis fière d’expliquer que j’y participe.».

Une participante du groupe « savoir scientifique»

Pour arriver à détricoter les mécanismes enfermants, il fallait comprendre les logiques différentes des uns et des autres. En se retrouvant en groupes de pairs, ils ont par exemple illustré par des images le mot « institution». Les images étaient proches: des cordes, des liens, mais combien différente l’interprétation! Une intention d’accompagnement d’un côté, un vécu de contrainte, de dépossession du pouvoir d’agir de l’autre. Comment peut-il y avoir un tel écart ?

« Je dirais que les prestations que délivre l’institution n’ont pas été conçues avec les personnes auxquelles elles sont destinées, et qu’elles ne prennent pas en compte leur réalité et leur vécu. Durant cet atelier, un à un, ces décalages sont découpés, analysés, mastiqués, digérés, et deviennent la matière avec laquelle nous construisons un savoir commun, brique par brique.»

Une participante du groupe « praticiens du social»

Résultat final de la recherche

Une étape importante du projet a été en 2022 la coécriture des résultats de la recherche. Huit textes coécrits dans des petits groupes formeront le rapport final du projet. Il servira de support au dialogue qu’ATD Quart Monde entretiendra avec les politiques et les institutions lors de conférences-débats dans des hautes écoles spécialisées, de multiples autres lieux en Suisse, et lors d’un colloque public à Berne au printemps 2023. Voici en conclusion quelques témoignages de participant.e.s aux groupes « savoir d’expérience de la pauvreté», paroles recueillies à la fin de cette aventure :

« Ça m’a touché, des gens ont sorti des choses dont je ne me rendais pas compte. C’est voir l’autre côté du problème, ce qu’ils vivent. Ça permet d’aller de l’avant. On essaie de comprendre pour trouver une solution, mais sans accabler les autres. Le système est défaillant, pas les gens.»

« Travailler ensemble, collectivement, permet de voir et de comprendre la position de l’autre – je trouve cela très enrichissant. Mais il faut aussi pouvoir laisser tomber quelques idées qu’on a.»

« Participer au projet de recherche a été pour moi une expérience fantastique. J’ai pu prendre part à plusieurs Universités populaires et ateliers du Croisement des savoirs. Et je me suis jointe récemment à deux ateliers de coécriture. Cela m’a donné la possibilité de contribuer concrètement à l’élaboration du rapport final du projet qui servira de support au dialogue qu’ATD Quart Monde entretiendra avec les politiques et les institutions. Je suis convaincue que ce projet permettra de lutter efficacement contre la pauvreté en Suisse et qu’il rendra plus visible cette réalité que notre société peine tant à admettre.»

Caroline Petitat Robet

1. Fondateur de Mouvement international ATD Quart Monde. Voir l’article de Marie-Rose Blunschi Ackermann: « Joseph Wresinski (1917-1988), témoin de la dignité de tout être humain», Itinéraires n°111, 2020.

2. Louisette BuchardMolteni Le tour de Suisse en cage, Éditions d’en bas, 1995.

3. Chercheurs d’histoire pour l’avenir des enfants. Contribution à la recherche sur les internements administratifs et les placements forcés en Suisse (https:// atd.ch/wp-content/ uploads/2022/08/ Depliant-chercheurshistoire-2019-04.pdf)

4. Voir le livre écrit par les groupes de recherches Quart Monde-Université et Quart Monde Partenaire, Le croisement des savoirs et des pratiques. Éditions Quart Monde – Éditions de l’atelier, 2008.