Résistance

La résistance est l’un des trois principaux thèmes abordés dans l’ouvrage Pour une nouvelle philosophie sociale. Transformer la société à partir des plus pauvres1. Quatre chapitres y sont consacrés, chacun montrant différentes facettes de la résistance qui anime les personnes en situation de pauvreté. Ces quatre chapitres sont repris ici au travers de citations dont le propos est triple: illustrer certaines de ces facettes, nourrir la réflexion et inviter au dialogue.

1) La pauvreté comme résistance permanente

C’est parce que la dignité et l’honneur ont été atteints, mis en doute, que les plus pauvres résistent, dès leur plus jeune âge et de toutes les façons possibles. Elles et ils crient au monde que leur dignité existe quand bien même on la nie.  Cette résistance mobilise au quotidien, parfois jusqu’à l’épuisement. Pour les co-auteurs et autrices militant·e·s Quart Monde, c’est le concept de persévérance qui leur a semblé décrire le mieux cet état de fait. On peut identifier trois critères à cette résistance généralisée.

Le critère de nécessité. «Comme pour une personne qui se noie et dont on maintiendrait la tête sous l’eau, elle n’a pas le choix: c’est résister ou mourir». Les plus pauvres en sont convaincu·e·s, même si elles et ils savent bien qu’il n’est pas toujours possible de résister – et c’est là une des terribles contradictions qu’elles et ils sont amené·e·s à vivre.

Le critère normatif. Même inconsciemment, résister implique l’affirmation, et même la revendication d’une valeur inaliénable: l’égale dignité humaine. «On n’est pas des chiens!» s’insurgent les victimes de la misère, partout, à toutes les époques.

Le critère d’effort. La grande pauvreté exige des efforts permanents – pour résoudre les problèmes urgents et cruciaux au niveau des besoins fondamentaux: ressources, logement, nourriture, santé, éducation des enfants; pour lutter contre les coups du sort, le découragement, les effets de la dévalorisation et de l’humiliation; pour résister aux pouvoirs qui s’exercent directement ou indirectement sur les personnes, notamment les pouvoirs qui paralysent, ou même punissent les initiatives.

Pour résister dans la durée, on ne peut demeurer seul·e. Il faut créer des liens avec d’autres familles qui vivent les mêmes difficultés et avec d’autres citoyen·ne·s pour apprendre à se comprendre. L’expérience du Mouvement ATD Quart Monde montre l’importance pour les plus pauvres de se reconnaître d’une histoire de résistance traversant tout un milieu social.

En résistant d’abord contre des facteurs d’exclusion sociale, les plus pauvres démontrent qu’elles et ils sont de véritables actrices et acteurs sociaux, et doivent être reconnu·e·s comme tel·le·s. En effet, leurs actes de résistance représentent autant de tentatives pour rendre la vie en société plus inclusive et plus juste, au bénéfice de toutes et tous.

2) Face au pouvoir

Dans la langue française, on utilise le terme «pouvoir» pour parler de deux choses certes liées mais différentes: d’une part, la puissance d’agir qui nous rend capables d’atteindre nos objectifs et rend possibles la transformation, la création, l’invention; d’autre part, le pouvoir de quelqu’un sur quelqu’un d’autre. Celui de commander autrui et de le sanctionner lorsqu’il n’obéit pas, de décider pour lui, de décrire ce qu’il vit en prétendant que cette description est plus valable que celle qu’il propose; pouvoir, enfin, de parler à sa place. Les pauvres sont confronté·e·s à cette deuxième forme de pouvoir, et cela dans différents cadres institutionnels: travail social et administration publique, police et tribunaux, institutions scolaires, médicales, psycho-médicales. Tous ces pouvoirs peuvent être perçus comme des dominations et peuvent donner lieu à des résistances – parce que les détenteurs et détentrices de ces pouvoirs:

  • empêchent les plus pauvres d’être ce qu’elles et ils voudraient être;
  • ignorent que les plus pauvres disposent de leur intelligence et empêchent qu’on la reconnaisse en tant que telle et par conséquent que l’on s’adresse à cette intelligence;
  • s’appuient sur les idées fausses et les préjugés qui circulent au sujet des plus pauvres.

3) Les formes de la résistance

La résistance au pouvoir se manifeste a) par la parole ou des actions, b) en respectant ou, à l’inverse, en transgressant certaines règles de la société, et c) par la résistance ouverte ou par la résistance clandestine. Tous les actes de résistance, qu’ils soient transgressifs ou non, s’accompagnent de paroles. Mais lorsqu’il s’agit de résister au pouvoir de «décrire à notre place ce que nous vivons, de réfléchir et de décider à notre place», la prise de parole est par elle-même un acte de résistance.

4) Enjeux et limites de la résistance

La résistance constitue un moyen de maintenir sa dignité, de refuser d’être rabaissé·e et d’affirmer qu’on vaut mieux que ce à quoi on veut nous réduire. Elle représente également un moyen d’affirmer notre puissance d’agir, c’est-à-dire de refuser d’être seulement une victime des situations qu’on subit et de ce qu’on veut nous imposer, soit en décidant à notre place soit en nous menaçant de sanction. L’enjeu vaut aussi bien à l’échelle des vies individuelles qu’à celle de la transmission entre générations. C’est en ce sens qu’on peut parler d’une «culture de la résistance».

Une première limite tient à ce que la résistance aux pouvoirs tend à perdre de sa valeur si elle n’est que résistance, si elle n’est que refus, ou acte négatif. Une résistance aura d’autant plus de valeur qu’elle n’est pas seulement négative mais aussi positive, si elle n’est pas seulement refus, mais aussi proposition. Les personnes en situation de pauvreté ne veulent pas seulement contester ce qui leur est imposé par les autres, elles veulent aussi apporter leurs propres solutions. De même, la résistance aura d’autant plus de valeur que ces propositions auront une dimension collective. Ce qui importe, c’est de ne plus avoir à résister seulement pour soi, mais de pouvoir résister pour et avec les autres.

On pourrait parler d’un cercle vicieux de la résistance. D’un côté, ne pas résister peut donner l’impression que l’on accepte passivement la pauvreté, qu’on ne met pas du sien pour trouver les solutions; ce qui pourra donner lieu à des reproches notamment de la part des travailleurs sociaux et des tribunaux, y compris dans les procédures. D’un autre côté, résister implique de s’exposer plus directement encore à des reproches et à des sanctions. C’est aussi pour cela qu’il est important de transformer la résistance individuelle en résistance collective. Tant que la résistance reste individuelle, elle risque toujours de se retourner contre celui ou celle qui résiste et pour finir, de briser sa résistance.

Comme l’exprime en conclusion du texte une militante Quart Monde: «Le combat politique commence avec ce passage du Je au Nous. Alors on se sent plus fort, c’est à ce moment-là que Nous, on a du pouvoir. Le pouvoir d’espérer que les choses pourraient aller mieux. Parce que l’espérance ne tombe pas du ciel, elle ne vient pas du dehors, ni d’un seul coup, elle se travaille entre nous tous.»

  1. Cet ouvrage résulte d’une recherche intitulée «Penser ensemble l’être social avec Joseph Wresinski» que des philosophes, des volontaires permanent·e·s, des allié·e·s d’ATD Quart Monde et des personnes en situation de pauvreté ont mené, en Croisement des savoirs, de 2019 à 2022. Les deux autres thèmes qu’il aborde sont l’injustice liée au savoir (à laquelle les numéros de septembre et de décembre d’Informations ATD Quart Monde ont chacun consacré un article – voir www.atd.ch), et le droit (dont il sera question dans le numéro de septembre). Coordonné par François Jomini, David Jousset, Fred Poch et Bruno Tardieu, publié en 2023 aux éditions Le Bord de L’eau, il est disponible via notre boutique en ligne. D’autres articles en lien avec cette recherche sont publiés sur www.atd-quartmonde.fr et www.atd-quartmonde.org.

Texte adapté par Perry Proellochs, rédacteur