Ce courage n’est ni d’un lieu ni d’un pays

Je suis arrivé en Bulgarie en février 2021. J’étais alors volontaire permanent avec le Mouvement ATD Quart Monde depuis deux ans. Mon engagement s’enracinait en Suisse, dans la réalité des familles pauvres que j’y rencontrais.
Vue de l’extérieur, la Suisse apparaît comme un pays riche, sans pauvreté, avec une longue tradition démocratique. Mais elle a sa face cachée. Aujourd’hui encore, peu de gens savent que les autorités suisses ont orchestré – sans jugement, des années 1860 jusqu’en 1981 – le placement forcé d’une centaine de milliers d’enfants issus de familles pauvres. Placés dans des orphelinats ou des familles paysannes, ces enfants étaient exploités comme force de travail, le plus souvent réduits à ces «trois riens»: tes parents ne sont rien, tu n’es rien et tu ne seras jamais rien.Pendant ces deux années d’engagement,
j’ai appris le courage des militant·e·s d’ATD Quart Monde qui tout au long des 60 années d’existence du Mouvement en Suisse ont osé s’exprimer publiquement, faisant souvent face à des réactions violentes: «Tu mens, tu exagères, c’est ta faute!».
Ce courage n’est cependant ni d’un lieu, ni d’un pays. Grâce au Mouvement, j’ai pu assez vite entrer dans l’intériorité de la Bulgarie, de sa culture et de son histoire. Le pays a plusieurs fois été envahi: bien des combats ont forgé sa liberté et son identité. Il y a ici une fierté d’être bulgare que l’on retrouve dans les fêtes et traditions célébrées tout au long de l’année. Mais comme partout, l’identité de la Bulgarie est multiple, faite d’identités et d’histoires multiples. Certaines restent mal perçues et marginalisées. C’est le cas des familles bulgares des communautés roms et tziganes turcs que nous rencontrons à Sofia et à Plovdiv. Elles y habitent des quartiers périphériques où elles sont reléguées en raison de leur pauvreté et des préjugés dont elles sont victimes.
Tout peut basculer
Nous menons des actions dans la rue à Sofia. Chaque semaine, nous rencontrons des enfants qui habitent dans un centre d’hébergement temporaire du quartier de Lyulin. Nous avons avec nous des livres, des jeux et la proposition de créer quelque chose ensemble. Nous nous inspirons de l’actualité. Le jour de la fête des mères, nous avons proposé aux enfants de fabriquer des fleurs en papier afin qu’ils puissent les offrir. L’action s’organise aussi autour de ce que les un·e·s et les autres apportent. Récemment, une bénévole a proposé aux jeunes de faire de la danse hip-hop.
Plusieurs des familles que nous rencontrons habitent ce centre suite à la destruction, sur décision de la municipalité en 2018, des baraques qui leur tenaient lieu de logement. Le centre ne leur offre aucune perspective – les contrats d’hébergement doivent être renouvelés tous les trois ou six mois. Elles vivent dans la peur constante d’une expulsion, de se retrouver à la rue sans aucune solution. Cette situation les empêche même de renouveler leur carte d’identité – qui, selon la loi bulgare, n’est délivrée qu’aux personnes disposant d’une adresse légale permanente. La scolarité des enfants s’en trouve aussi complètement bouleversée. Je me souviens d’un papa qui avait préparé toutes les affaires de la famille sachant qu’une expulsion pouvait arriver n’importe quand. Il nous avait dit:
«Je n’envoie plus mes enfants à l’école. Cette situation nous oblige à rester ensemble».
En quelques mots, ce papa partageait avec nous sa compréhension d’une vie où tout peut basculer d’un instant à l’autre. Il est important que le reste de la société s’imprègne de cette compréhension. Elle qui si souvent reproche aux pauvres leur inconstance et leur manque de stabilité. Les conséquences en sont profondes et durables.
Un atelier pour lutter contre l’exclusion
Chaque semaine, nous proposons par ailleurs un atelier digital dans le but de lutter contre l’exclusion. Les personnes qui s’y joignent sont pour la plupart dépourvues depuis de nombreuses années d’un logement ou d’un travail stable. Certaines ont longtemps vécu dans la rue et peinent à retrouver une place dans la société, une place qui permette une vie digne. Avec elles, nous avons monté une exposition photos à l’occasion du dernier 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère. Les participant·e·s à l’atelier y ont exprimé ce qu’elles et ils considèrent comme une force dans leur vie, ce qui les rend solidaires. Cette exposition raconte également leurs difficultés et les injustices auxquelles elles et ils sont confronté·e·s.
Tous les jours, les personnes et les familles que je rencontre ici nourrissent mon engagement. Et j’espère pouvoir bientôt le partager avec d’autres jeunes Bulgares qui feront le choix de découvrir et rejoindre le Mouvement ATD Quart Monde. Je crois profondément au fait que des familles pauvres de Suisse, de Centrafrique ou d’ailleurs se reconnaîtraient dans la connaissance que ces familles bâtissent tout au long de leur vie. Une militante suisse a dit un jour: «C’est partout la même chose. Peu importe où on habite, si on vit dans l’extrême pauvreté, c’est la même douleur. Que l’on soit noir, blanc ou rouge. Et c’est cela qui nous réunit. On fait partie du même arbre et des mêmes racines».
Simeon Brand, volontaire permanent d’ATD Quart Monde en Bulgarie